PYGMALIONS

 « J’étais jolie, cela m’a beaucoup aidé, j’avais pas grand chose ! (rire) »

Née en 1943, Anne passe son enfance dans la commune d’Anderlecht à Bruxelles. Son père, polytechnicien, devient de plus en plus invivable : il percevait les « surprise parties » comme des « parties de jambes en l’air » d’où leur interdiction. « Je n’ai pas eu d’adolescence ». Anne avait des mauvaises notes en calcul, elle s’est rendu compte bien plus tard qu’elle était victime du trouble d’apprentissage appelé dyscalculie « l’impossibilité à aborder l’abstraction ». Elle arrête ses études en 5ième latine. Sa sœur, Claudine, de deux ans son aînée, avait déjà quitté le foyer pour un petit logement rue Jourdan. Anne la rejoint peu de temps après : « j’ai sauvé ma vie en quittant la maison ». Elle vit de petits boulots : hôtesse, téléphoniste, aide-dentiste, vendeuse dans un magasin de meuble design finlandais…Sur vingt-cinq candidates, elle est choisie : « J’avais plu au patron ».

Anne au sujet du dessin de Paul « ça fait très vrai, du dessin réaliste, … ici c’est moi la méchante ». Paul ne demandait pas à Anne de prendre des poses liées à l’aventure Epoxy : « il inventait! »

Paul Cuvelier

En 1961, Anne, 18 ans, avait un petit ami qui faisait des études d’architecture dont la précédente compagne avait déjà posé pour Paul. Cherchant à arrondir ses fins de mois, Anne le contacte à son tour. « Je n’avais jamais été modèle. Ma famille n’était pas pudique, le nu était perçu comme normal. Je n’avais peur de rien. Je lui téléphone pour lui demander s’il a besoin d’un modèle… » Paul répond, prudent, « Passez toujours ! ». Chaque séance durait une heure. Soit il faisait des dessins soit il prenait des photos. « C’était un type très fin, je le sentais à sa manière de parler. » Le modèle était sur une estrade, avec des poses proposées ou demandées. Anne précise « Paul n’était pas le genre d’artiste à vous exhorter à la pose pour coucher avec vous  (…) lors des poses, il me regardait avec énormément….il réfléchissait à la manière de transposer… je crois que ces séances c’était pour s’entraîner, c’était pas définitif. »

Paul avait une longue figure pâle, de grands yeux bleus avec des cernes, il se levait tard. Il était très dégarni, blond pas encore gris. Il était maigre, un air souffreteux, il n’allait jamais au grand air. « Il était obsédé par les femmes [1] », un peu comme son ami René Harvent, un sculpteur qui travaillait dans le même immeuble. « Tous les deux lorgnaient le modèle de l’autre ». Harvent la répugnait : « Je n’ai pas posé pour lui ». Paul était un grand fragile et un grand sensible: « Il avait du respect envers les gens ». Paul vivait alors seul, il était tombé sur une fille toxicomane qui lui demandait de l’argent pour ses doses : « Elle avait trouvé le bon pigeon ».

La rue Jourdan d’alors, c’était cagibi sur cagibi. Deux petits épiceries, un restaurant italien, quelques petits snacks. Paul était du côté de l’Avenue Louise. Il avait deux pièces, rien aux murs, une armoire métallique. C’était sale. « Il n’était pas propre, crado… un vrai artiste! » Pour seuls ustensiles de cuisine, Paul avait un poêlon et une petite casserole. « Il ne chipotait pas avec ça. Il vivait à la manière des artistes de Montmartre de l’époque d’un Modigliani ». Elle ne connaît de l’appartement que deux pièces. Évoquant son intérieur, Anne s’en amuse : « Qu’est ce que sa maman aurait dit, ou son papa ! ». Paul semblait bien loin de son milieu d’origine : « Une réaction épidermique ! Le contre-pied absolu ! Paul a mis les pieds dans le plat ! ».

Paul s’est inspiré de son ami René Harvent pour le personnage de Sylène.

Jean Van Hamme

J’étais complexée car je n’avais pas fait d’études. Tandis que son nouveau compagnon, Jean Van Hamme, « … déjà de grand matin, c’était une encyclopédie sur pattes. Il faisait mon éducation mais il n’était pas drôle, pas très emballant ». Rétrospectivement, sa relation avec Jean lui fait penser à cette pièce de Georges Bernard Shaw, PYGMALION, qu’Anne décrit ainsi, « un type très riche qui épouse une vendeuse d’allumettes ». Elle se souvient d’avoir dit à Paul qu’elle s’était fiancée à Jean, étudiant à l’école de commerce Solvay. Paul trouvait cela « ridicule »! En 1967, Anne, 24 ans, se marie à Jean, 28 ans. Ce dernier adorait raconter des histoires. Elle se souvient d’un récit de Hassan sur un tapis qu’il racontait à son fils aîné. « Jean n’était pas un fan de bédé- c’était un type instruit, il avait fait le journalisme. Il connaissait Cuvelier par Corentin ». Anne lui apprend qu’elle avait posé pour lui quelques années plus tôt. « Jean trouvait que Paul avait du génie dans son dessin, « je pourrais écrire une histoire issue de l’Antiquité [2] »».

« Paul est venu chez nous, il était intimidé. C’était quelqu’un de très timide ! Il avait peur de quelque chose !! très curieux. Une sorte de névrose. On l’a gentiment reçu. Jean et Paul ont bavardé ensemble » . Paul étant autant épris de chevaux que de nus féminins, Jean lui propose du sur mesure avec des centaures. Les sujets mythologiques permettent également à l’artiste de se mesurer aux grands maîtres classiques. « Jean n’était pas fou de peintures. Il n’avait pas de goût ! Je me chargeais des couleurs des murs. J’aurai peint un mur vert foncé à côté d’un mur violet, il n’aurait rien trouvé à redire ». Du duo, il lui semble que c’était Jean le meneur, « Je ne vois pas Paul en chef ! ». Paul soumettait ses pages, « Jean était épaté par les premiers dessins. BARBARELLA [3] était déjà paru, ce n’était pas une copie mais dans la même veine ». Concernant le rôle [4] d’Anne dans EPOXY : « Je croyais que je serais l’héroïne…mais pas du tout ! ». A la découverte des planches, elle déchante : « C’est ça qu’il a fait de moi ! ». Au détour d’une autre page d’EPOXY, Anne reconnaît une autre vieille connaissance, « René Harvent, c’est exactement comme il était…à la limite pervers ! ».

Epilogue

Quelques années après le décès de Paul Cuvelier, Anne s’est revue dans une composition que l’artiste avait faite sans sa présence. Le tableau était exposé à la maison Communale de  Woluwé-St-Pierre [5] .. Une connaissance la prévient qu’elle y figure. Elle s’est dit : « Ça y est, tout Bruxelles va me voir nue ! »(rire). Mais sur place, elle découvre un grand portrait de face: « C’était d’une ressemblance… « éclairée » ».

Philippe CAPART.

Cet article fait suite aux rencontres du 16 juillet 2015 et du 26 mai 2018 avec Anne André, Philippe Cuvelier et Philippe Capart. Il est la propriéte de la Fondation Paul Cuvelier. 

[1] L’avocat Jacques D. côtoyait Paul Cuvelier. « Il rentrait dans l’atelier de Paul comme dans un moulin ». Anne se souvient d’un ouvrage reprenant uniquement des photographies de vagins que les deux hommes parcouraient avec attention.

[2] Jean Van Hamme soumet le projet d’Epoxy à Paul en 1966.

[3] BARBARELLA de Jean-Claude Forest, paru en 1962 dans « V magazine » puis en 1964 en album chez Eric Losfeld.

[4] La centaure Delcaïne.

[5] Exposition PAUL CUVELIER, PEINTRE ET DESSINATEUR, du 13 janvier au 11 février 1984.