PAUL CUVELIER : ENFANTS NON ADMIS [1]

Paul Cuvelier a vécu toute sa jeunesse à la campagne. Il lui suffisait de mettre le nez dehors pour observer un cheval en rut ou une vache uriner. Personne ne s’offusquait de la nudité d’un animal. Les pervers – ceux qui détournent quelque chose de leur vraie nature – c’est dans la société des humains que Paul les a croisé : leurs écoles, leurs collèges et autres institutions bien comme il faut. Dans le journal Tintin, les héros sont costumés de la tête aux pieds. Il est rare de voir BLAKE et MORTIMER en slip, ou TINTIN en tenue d’Adam [2]. Après trois tours de piste – que sont les trois premières aventures de CORENTIN – Paul Cuvelier s’éloigne de la bande dessinée qu’il semble avoir définitivement prise en grippe.

Occulter des parties d’un modèle vivant posant devant des dessinateurs traduit bien le non réfléchis du « tout censure ». Photo de plateau destinée à la devantures de salle de cinéma du film « Blut Junge Verführerinnen », de Erwin C.Dietrich, Avis Film, 1971. Documents issus des archives du cinéma ABC (lancé en 1971) et préservés par l’équipe du cinéma NOVA.

Début 1950, il s’essaie aux nus allégoriques en concourant pour le projet de fresque monumentale destiné à la grande salle du Conseil de sécurité des Nations Unies à New-York. Il est débouté à la sélection nationale. L’imitation de la nature était devenue, pour l’intelligentsia artistique, une pratique périmée. Quand il expose à La Louvière des jeunes filles aux drapés antiques, il essuie des remarques sur l’indécence de ses dessins [3]. Témoin de cette période montoise, le sculpteur René Harvent se souvient de gigantesques nus réalisés en atelier à Mons et que Paul se refusait d’exposer pour ne pas gêner sa famille. En 1958, n’ayant pas réussi à vivre de ses dessins, peintures et sculptures, Paul Cuvelier revient – queue entre les jambes – à la bande dessinée.

« Il était indifférent aux encouragements. Très attaché à sa famille,il se refusait de provoquer le scandale que
l’exécution en grand format de ses esquisses érotiques aurait immanquablement produit vers les années 1955.
L’élan fut brisé
. »
René Harvent.

Dans les années 60, le corps sort de l’amidon du costume trois pièce et le couvre-chef est abandonné. Les arts visuels accompagnent le mouvement. Dans le sillage de l’album BARBARELLA de Jean-Claude Forest, Paul Cuvelier dessine, chez le même éditeur, EPOXY, une bande libre…aux sexes effacés [4]. Alors que l’année 1968 est associée à la révolte du fils contre le père [5], pour Paul Cuvelier, cela correspond à sa disparition. Ce médecin de campagne, dont l’activité allait de l’arrachage de dents à l’accouchement à domicile, était très pieux. La citation choisie pour son faire-part de décès « Heureux sont ceux qui ont cru sans avoir vu » semble un indice d’une relation bien compliquée entre le père et  son artiste de fils !

Photo retouchée par la main de Paul Cuvelier

Le vent de libération viendra du Nord. Du 21 au 26 octobre 1969, Copenhague accueille la première convention internationale de la pornographie, la première SEXMESSE [6] . Avant tous les autres, ce pays libéralise la réalisation et la vente de pornographie. Paul Cuvelier, de nature plutôt sédentaire, gagne aussitôt le Danemark. À cette foire, baptisée SEX 69, il découvre, stand après stand, des corps affichés, sans verni, sous la forme de magazines, photographies, diapositives, film 8 MM et spectacles en direct. La parité homme/femme est étrangement respectée: les hommes regardent, les femmes sont vues. En faisant abstraction de la nudité frontale, l’ambiance ressemble à s’y méprendre à celle des premières conventions de bandes dessinées qui apparaissent en même temps en Europe et aux Etats-Unis.

« On était naïfs! »
Amédée Cuvelier.

« Il n’y a plus rien qui me choque depuis…»
Philippe Cuvelier [7]

Paul Cuvelier rapporte en Belgique un lot de diapositives. Ses deux petits frères, Michel et Amédée, devenus adultes, assistent – lors d’une réunion de famille à Lens – à leur projection. Après les avoir durablement impressionnés en 1942 avec ses plaques de lanterne magique tirées de l’ENFER de Dante par Gustave Doré, Paul réédite l’exploit avec ces diapositives scandinaves. Ayant rapidement épuisé son chargeur, Paul va se mettre à dessiner de nouveaux sujets. Pas un ou deux…des centaines!

Philippe CAPART

[1] Texte réalisé pour présenter la projection des diapositives de Paul Cuvelier par la fondation au cinéma NOVA, le 14 octobre 2017. Une initiative de la Crypte Tonique et de Laurent Tenzer, assistés par l’équipe du Nova et les membres de la fondation Paul Cuvelier. Plus d’informations ici .
[2] Il existe un TINTIN AU CONGO A POILS de Thomas Lebrun, où seul le personnage de Tintin est nu. L’effet est surprenant et plus chargé politiquement que sexuellement
[3] Voir sur ce site l’article du mois de septembre 2016 “NICOLE“.
[4] Voir article du mois de décembre 2017, POLYEPOXY : DE MINEUR A MAJEUR.
[5] Dont l’ouvrage «La révolte contre le père : une introduction à la sociopsychanalyse» de Gérard Mendel, 1968
[6] En parallèle de la projection des diapositives réalisées par Paul, le NOVA, par l’entremise de Laurent Tenzer, a eu la bonne idée de proposer un rare documentaire sur cette première foire SEX 69. « Pornography in Danemark » d’Alex De Renzy, 1970.
[7] Neveu de Paul qui se souvient avec amusement d’avoir assisté, à 15 ans, à une projection de diapositives dessinées par son oncle Paul.