EPOXY :
DE MINEUR A MAJEUR

 

En 1946, Paul Cuvelier, 22 ans, est, avec ses aînés Jacobs, Laudy et Hergé, les vedettes du nouveau Journal pour garçons TINTIN [1]. Parmi ses milliers de lecteurs, le petit Jean Van Hamme, 7 ans. Par sa tenue voulue exemplaire, amidonnée d’esprit scout, la bande dessinée belge tranquillise les éducateurs. Elle devient un puissant produit d’exportation et un bon palliatif à l’importation des strips nord-américaines. L’auteur de bande dessinée est alors un pigiste attaché à un ou plusieurs organes de presse. Pour des raisons alimentaires, Paul Cuvelier multiplie les vignettes de CORENTIN, FLAMME D’ARGENT, WAPI ou LINE. La rédaction lui demande de retoucher – c’est à dire rhabiller – ses personnages. L’artiste ressent douloureusement les limites, de fond et de forme, imposées par cette presse enfantine [2].

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En 1964, du fond de sa librairie-éditrice LE TERRAIN VAGUE, Eric Losfeld, jette un pavé dans la mare où barbotaient sagement BÉCASSINE et autres TINTIN. BARBARELLA pénètre dans le domaine – jusque-là circonscrit aux enfants – du bel album de bande dessinée. Aux yeux des censeurs, c’est là que réside sa véritable perversion. Elle surgit au moment où l’album de bande dessinée, sur le marché francophone, devient peu à peu le véhicule de la bande dessinée au détriment des périodiques. Bardées d’interdictions [3], BARBARELLA devient l’égérie des clubs des amis de la bande dessinée et des partisans d’une bande libre. Son créateur, Jean-Claude Forest, rêve de pouvoir s’adresser, sans fard, à d’autres adultes [4]. De son minuscule pied-à-terre parisien, Paul Cuvelier assiste avec plaisir à cette mutation.

En 1966, l’ingénieur commercial Jean Van Hamme, 27 ans, travaille pour le géant de l’acier, l’UNITED STATES STEEL, pour lequel il promotionne un revêtement industriel anticorrosion : l’EPOXY. Par l’entremise de son épouse, ancienne modèle de Paul Cuvelier, il est mis en contact avec l’auteur de CORENTIN. L’apparent réalisme des figures de Cuvelier plaît à Jean Van Hamme pour qui la bande dessinée est avant tout un cinéma de papier [5]. Ce diplômé de la haute école SOLVAY, ambitieux et sûr de lui, contraste avec l’artiste réservé et rongé par les doutes. Quelques verres plus tard, ce dernier confie à Van Hamme l’envie de mettre en images un récit érotique. Prenant la balle au bond, mais craignant l’écueil pornographique, il soumet à son aîné un synopsis habillé de mythologie grecque, avec ses centaures, ses amazones et ses mystères dionysiaques. Il baptise l’héroïne du nom du goudron révolutionnaire de son employeur.

Sérigraphie d’une planche test au lavis.

Pour placer cet EPOXY d’un nouveau type, Paul Cuvelier réalise deux somptueuses planches au lavis renouant avec la technique des débuts de CORENTIN. À Paris, le projet est signé chez LOSFELD, ce dernier écarte le lavis sculptural des planches d’essais et exige un aplat uniforme composé d’une couleur [6]. L’artiste ne se démonte pas, et renoue, comme Ingres avant lui, avec le linéaire classique des vases grecs. Paul Cuvelier aime dessiner les corps, autant les poils d’un sexe que les cils d’un regard. Mais pour le produit EPOXY, Cuvelier se bride et offre, page après page, des nus laiteux aux organes génitaux effacés. C’est un néo-classicisme très éloigné des véritables temples grecs ou romains polychromes. Depuis la fin des années 50, les arts plastiques rompent avec le dogme du tout abstrait et renouent avec le figuratif. Avec le POP et son pendant français baptisé NOUVEAU REALISME, Paul Cuvelier – comme l’ensemble des auteurs de bande dessinée – passe abruptement de ringard à branché.

Initié en 1966, le livre peine à être finalisé. L’intrigue un peu fine a peut-être lassé le dessinateur. L’artiste trompe l’ennui en donnant aux personnages les traits de ses proches, transformant EPOXY en roman à clef. À court d’argent, Paul Cuvelier ne parvient pas à se faire payer par son surréaliste libraire-éditeur. Quant à Jean Van Hamme, il est agacé par les retards et trépigne d’impatience de voir son premier ouvrage enfin imprimé. Lors d’un de ses passages à Paris, Éric Losfeld aurait coincé Paul Cuvelier dans une chambre d’hôtel et ne l’aurait laissé partir qu’une fois les dernières planches encrées [7]. Le scénariste, le dessinateur et l’éditeur sont en pétard [8]. La malédiction autour d’EPOXY ne s’arrête pas là. L’album est distribué en mai 1968, et, face aux grèves et incidents, passe inaperçu. Ultime déconvenue, la censure refuse de lui faire les honneurs d’une interdiction sous le motif que le prix de l’album, jugé prohibitif [9], l’éloigne matériellement des jeunes lecteurs.

Juin 1968 marque l’introduction de la bande dessinée belge au sein de la Bibliothèque Royale de Bruxelles. L’exposition met essentiellement en avant les réalisations francophones. Jean Van Hamme, en contact avec le rédacteur en chef du Journal TINTIN, Michel Greg, participe à la rédaction du catalogue. Côté journal SPIROU, André Franquin a jeté l’uniforme de groom par dessus la haie et son ami, le rédacteur en chef Yvan Delporte, vient d’être limogé. Jean Van Hamme, devenu cadre chez PHILIPS, saisit l’occasion pour glisser sa candidature. Selon l’intéressé, ce serait sa collaboration à EPOXY qui aurait motivé le refus de la pudibonde maison DUPUIS [10]. C’est un autre réaliste, Thierry Martens, qui prend le poste et laisse, peu à peu, Raoul Cauvin infiltrer le journal. Adoubé par Greg, et parvenu aux manettes de CORENTIN, Jean Van Hamme entre au Journal TINTIN. Sous le masque de la jeunesse, Van Hamme, Cauvin et Martens vont poursuivre la politique conservatrice et paternaliste de leurs employeurs. Le courant dominant de la bande dessinée belge décide d’ignorer mai 68 et tombe ainsi d’une littérature enfantine à infantile.

Si la sortie d’EPOXY n’a pas provoqué de soulèvement de masse, il a néanmoins enthousiasmé nombre de collègues dessinateurs. Son ami Jacques Martin, sans doute par contagion, réalise une étonnante aventure d’ALIX : LE DERNIER SPARTIATE, qui déborde largement des préoccupations des petits lecteurs. Dans le sillage d’EPOXY, le français Jacques Tardi vient présenter un projet de bande adulte à Eric Losfeld. En Italie, de nombreux auteurs de bandes dessinées de format poche destinées aux adultes – les FUMETTI NERI – se servent d’EPOXY, comme d’un catalogue de poses [11]. Le futur dessinateur de THORGAL, le polonais Grezgorz Rosinski, de passage à Paris, casse sa tirelire pour acheter l’ouvrage. Quand, des années plus tard, il croise Jean Van Hamme, il est plus que probable que ce n’est pas le scénariste de DOMINO ou de MAGELLAN qu’il perçoit mais bien le co-auteur d’EPOXY.

Philippe CAPART.

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[1] Tous ces auteurs ont en commun d’être aidés par le rédacteur en chef et artiste Jacques Van Melkebeke.

[2] La loi française de 1949, dite de protection de la jeunesse, était appliquée à toutes les publications sous prétexte qu’elles pouvaient tomber sous les yeux ou dans les mains des mineurs.

[3] Pour plus d’informations : « Le dictionnaire des livres et journaux interdits », Bernard Joubert, éd. Cercle de la librairie.

[4] Pour Forest, la nudité obligée était tout aussi puérile que son interdiction.

[5] Le choix de ses collaborateurs confirme ce penchant «réaliste» : Aidans, Vance, Beautemps, Hermann, Vallès, Dany, Chéret, Francq, Rosinski etc.

[6] Les pages de BARBARELLA, publiées dès 1962 dans V MAGAZINE, étaient en noir et blanc avec un passage couleur, ce qui a induit le choix de Losfeld pour l’album. Depuis cette première édition par Losfeld, la pauvre EPOXY a connu bien des bariolages colorés par ses éditeurs successifs!

[7] Ce qui expliquerait les pages du débuts et de la fin, réalisées en dernier et contredirait l’idée parfois avancée que ce soit le travail d’un assistant.

[8] Contacté dans le cadre de cet article, Van Hamme refuse de parler de Paul Cuvelier.

[9] le prix de souscription était de 45 francs, alors qu’un album souple aux éd. du Lombard coûtait 4, 5 francs.

[10] La même année, Dino Attanasio a connu un soucis similaire avec le directeur du LOMBARD en réalisant, sous son nom, une bande érotique, CANDIDA, pour CINÉ-REVUE.

[11] Voir POLYEPOXY : LA CASE LA PLUS COPIÉE par Bernard Joubert, édité par la FONDATION PAUL CUVELIER, faisant suite à son article dans la revue critique de l’Association, L’ÉPROUVETTE.