Paul au collège d’Enghien

JEAN

  Jean est le quatrième enfant de la famille Cuvelier, le cadet de Paul. Ils ont longtemps partagé la même chambre dans la maison familiale de Lens. En septembre 1941, Paul en avait fini avec le collège, tandis que Jean entamait sa dernière année. S’il y a bien un lieu qui a marqué, forgé si pas  traumatisé l’esprit des enfants Cuvelier, c’est le collège d’Enghien, le fameux collège Saint-Augustin où ils furent pour la plupart internes le temps des humanités.  Mon père (Jean) ne ratait pas une occasion d’en évoquer des souvenirs  frappants et Raphael (l’ainé des Cuvelier) ne tarissait jamais sur le sujet, au point d’en écrire un poignant témoignage des décennies plus tard dans la revue des Anciens [1] . La lettre de Paul retranscrite ci-dessous est adressée à Jean quelques jours après son départ pour le collège.  Paul demeure encore à Lens et décrit comme il l’imagine la rentrée scolaire de son frère.  On entre dans le récit comme on entre dans un tableau,  tout s’y dessine  naturellement.

Jean endormi

Lens le 10-9-41.

Mon cher Jean

Bonjour ou bonsoir ! cela dépend de l’heure à laquelle cette lettre te parviendra.
Te voilà au collège, et moi à la maison. Je ne sais pas encore m’y faire. Le soir de ton départ je pensais à toi dans mon lit et je m’amusais avec Michel à reconstituer le plus exactement possible tes faits et gestes jusqu’à cette heure.
Je disais à Mimi :
– Après que j’ai quitté le tram qui emportait Jean,  qu’a-t-il fait à ton avis ? – J’sais pas qu’il répond.
Alors je lui ai narré mon hypothèse que je vais te transcrire tant bien que mal.

Jean est d’abord resté sur la plateforme enveloppant du regard le cher village qui s’éloignait, grillé par le soleil de 3h30, emportant avec lui les dernières heures des vacances. Quand le bel horizon connu eut disparu, une larme au coin de l’œil, Jean s’est assis dans le coin de la banquette, résigné, et repassant dans son esprit les divers moments des vacances hélas évanouies, tandis qu’il regardait d’un œil indifférent, le paysage défiler maigre ou pittoresque.

Au Noir Jambon il change de tram, ayant surveillé le transfert de ses bagages, comme on lui avait conseillé.
– Pourvu qu’il l’ait fait, dit Michel –
Réembarqué il reprend le fil de ses rêveries mélancoliques…
– “Graty” hurle le garde.
Jean bondit – Graty ? mais c’est la zone enghiennoise si appréhendée.
Cette fois c’est rompu avec le pays plus sympathique.
– “Hoves”  – Bigre, on se rapproche malgré soi !
Ce nom qui  résonne mal   lui  rappelle les promenades éreintantes et monotones, faites soit par les lourdes chaleurs d’été, soit par les froids rigoureux de la saison qui s’approche.

Jean au violon

Enfin voici que se dessine la silhouette du collège interdit et l’arrêt à la station d’Enghien. Jean se hâte de descendre sa valise et le sac de pommes de terre;  il recommande à la gare de l’emporter le plus vite possible au collège. Ca doit bien l’ennuyer ces 45 kg. Suant à grosses gouttes, Jean traverse la ville et bientôt ses pas alourdis résonnent dans l’avant cour du Collège. Le voilà donc redescendu dans le trou des Augustins pour une année encore. Il salue le portier, rencontre sans doute dans le cloître monsieur Cogneau au sourire trop accueillant, et peut-être aussi les deux autres surveillants. Il grimpe dans sa chambrette (la même sans doute), dépose ses bagages, ouvre sa fenêtre, se rafraîchit la figure et les mains. Il se dispose ensuite à se réinstaller (faire le lit, remplir les tiroirs, etc.). Après quoi Jean aura sans doute été rendre visite à Monsieur l’abbé Matagne qui l’aura réconforté.

Il est maintenant l’heure du souper, allons-y. Mais l’appétit n’est pas de la partie. Après le repas, quelques minutes de récréation où il retrouve les camarades du collège.
–  tu t’es bien amusé ?  par ci !
–  tu t’es bien amusé  ? par là !
Questions et réponses conventionnelles.
Vient enfin l’heure du coucher. En rang on monte vers les chambres. Jean pénètre dans la sienne, va fermer la fenêtre, allume et contemple ses quatre murs. Qu’ils ont l’air tristes et pauvres, dire qu’il devra rester là dedans un an sans pouvoir jamais faire causette dans la  chambre voisine plus gaie, comme l’année dernière. Ses brèves soirées seront désormais muettes. Jean se déshabille, prend une galette, éteint, ouvre sa fenêtre, se couche, mange la galette au lit et rêve à sa maison.
– Quel contraste, dommage de manger çà ! Un souvenir en moins de là-bas !
la dernière miette avalée il s’emmitoufle  dans ses couvertures et se complait dans des souvenirs tristes et gais.

Paul.

Philippe Cuvelier 

Cet article est la propriété de la Fondation Paul Cuvelier

[1] “Un collège épiscopal : Enghien”. Cet article est repris dans un ouvrage édité par la Crypte Tonique ‘Cahier de Dessin – Paul ‘ revue n°11.