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PAGE MEMORABLE

 « Chaque lecteur de bande dessinée les comptera par dizaines, ces cases exceptionnelles qu’il habita dans son enfance, et au sein desquelles il nidifia (une « case », c’est une petite maison), engluée d’amour, de terreur et d’émerveillement. Et depuis, ce sont elles qui le hantent, lui revenant et revenant en mémoire, intactes, inépuisables, luminescentes et magiques »

Pierre STERCKX, 1984 [1]

J’ignore quand je l’ai vu pour la première fois, je n’avais pas 10 ans, mais comme le dit si bien Pierre Sterckx , ce dessin reste et restera gravé dans ma mémoire, souvenir peut-être du contraste entre le lieu douillet où je me trouvais et cette sinistre forêt où l’histoire m’avait plongé. Quand des années plus tard, je me suis retrouvé devant la farde des croquis préparatoires à ce curieux dessin, je suis resté sans voix, fasciné, intrigué et touché à la fois. Aujourd’hui, l’idée m’est venue de partager cette émotion.

Au cœur d’une forêt feuillue tourmentée par la pluie et le vent, un cavalier emmitouflé dans sa cape peine à avancer. Le tronc d’un arbre mort obstrue le passage et force sa monture à l’enjamber. La crinière du cheval et la cape du cavalier se fondent dans une forme étrange tel un grand drap blanc déchiré par le vent. Un peu fantôme, un peu chevalier blanc, tel m’est apparu  ce nouvel héros imaginé par mon oncle Paul.

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 A cette époque, lassé de dessiner Corentin, Paul se souvient d’histoires médiévales qu’il se plaisait de raconter à ses frères comme il avait le don de le faire. Il en confie une première trame à Greg qui se charge de la peaufiner et d’en faire une grande épopée du temps des croisades.

Flamme d’Argent est un de ces croisés et fait ses premiers pas dans l’hebdomadaire Tintin n° 38 du 22 Septembre 1960. L’histoire commence par la rencontre fortuite entre Ardan des Sables, ménestrel errant,  et deux jeunes garçons se querellant. L’un d’eux est un noble héritier dépossédé de son fief. Le troubadour l’aide à retrouver sa  propriété, son château et son nom. Car sous la tunique du ménestrel se cache en fait l’étoffe du chevalier Flamme d’Argent, un peu à l’image de Robin des Bois. L’aventure se poursuit en terres saintes pendant les croisades à la recherche du père de l’enfant   [2].

Dans ce récit, rempli de bagarres en tous genres, de chevauchées, de péripéties haletantes, le duo Greg – Cuvelier fonctionne à merveille. La vigueur du dessin donne vie aux mouvements, le scénario est fluide et ne manque pas d’intérêt, ponctué par de vrais faits historiques. Le tout forme une BD d’une étonnante modernité pour l’époque.  Il faudra attendre 1965 pour voir enfin la sortie du premier album de cette série [3].

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Mais en 1960, au moment où apparaissent les premières pages de “Flamme d’Argent” dans Tintin, j’étais encore trop jeune pour lire les textes dans les cases, j’inventais alors ma petite histoire, je m’identifiais aux personnages. Comme tout gosse, j’étais fasciné par les châteaux forts, les chevaliers et les histoires de cape et d’épée. Sur les écrans de télévision noir et blanc, mes héros s’appelaient Thierry la Fronde et Ivanhoé, et le mardi matin, j’attendais avec impatience l’arrivée de mon journal préféré. Une couverture m’avait très impressionnée : les deux garçons suspendus dans le vide, la nuit, au bout d’une corde, l’un accroché au dos de son compagnon, leur visage grimaçant par l’effort et l’effroi, je crois en avoir rêvé quelques fois.

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Je n’ai pas attendu la publication du premier album pour relire l’histoire d’une seule traite. J’ai découpé toutes les pages des hebdomadaires qui reprenaient ‘Flamme d’Argent’ et je les ai collées dans un cahier que je  possède toujours précieusement.  Il m’arrive encore de l’ouvrir par nostalgie et me plonger dans l’ambiance de l’époque. Les couleurs sont restées vives malgré les années et la magie se recrée dès la lecture du récit.

“Malgré la protection des ramures, l’averse détrempait les sentes du bois de Brumevent [4]. Le cavalier courbait l’échine, veillant à diriger le maigre destrier dont les sabots à chaque pas s’enfonçaient …”.

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Ce que j’ignorais cependant, c’est l’énorme travail que consacrait mon oncle pour élaborer une planche et la première page de cette histoire en particulier. Pas moins d’une vingtaine de documents, études, crayonnés, esquisses ont été retrouvés dans ses tiroirs. Il ira jusqu’à refaire plus de dix fois la même case, allant de l’esquisse grossière jusqu’à des encrages très proches du résultat final. Le dessin est parfois ciselé comme une enluminure, parfois haché de gros traits presque rageurs.

La découpe de la première page est  pourtant classique, une première demi-planche (1A)  suivie de six vignettes dans l’autre demi-planche (1B) pour illustrer un synopsis assez simple : sous une pluie battante, un cavalier  descend de sa monture et tente d’intervenir dans une querelle qui oppose deux garçons.

Sans entrer dans de larges considérations, ces travaux montrent à quel point Paul était toujours en recherche, rarement satisfait, visant la perfection, quite à reproduire plusieurs fois la même case, à quelques traits près.

Paul avait l’envie et le besoin d’être juste dans le moindre détail. Il suffit de voir les feuilles où sont dessinés pêle-mêle des objets ou des parties d’éléments qui lui serviront plus tard : la position d’une main, le crin du cheval, les plis de la cape, le chapeau du ménestrel, une chaussure, un  sabot, … et parfois l’une ou l’autre diversion complétement hors sujet que je vous laisse deviner. Tous les documents liés à ces deux demis-planches seront visibles au travers du site et dans le catalogue progressivement. Vous pourrez ainsi suivre l’évolution des cases les unes après les autres et découvrir d’autres choses étonnantes comme des annotations dans les marges en écriture spéculaire, un clin d’œil de l’artiste.

Philippe CUVELIER

Cet article est la propriété de la Fondation Paul Cuvelier.

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Philippe fin des années 60

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[1]  Les Cahiers de la bande dessinées n°56, février-mars 1984, p.67.

[2] “Flamme d’Argent” est plusieurs fois référencé dans la revue ‘Etude de lettres’ de l’université de Lausanne, datant de 2001 consacrée à la vision du Moyen Age par la bande dessinée. On y trouve cette remarque amusante :
” La présence du luth sur le dos des troubadours n’a d’autre rôle que d’identifier les personnages comme jongleurs. A cet égard la page initiale de Flamme d’Argent est exemplaire : le héros voyage sous la pluie sans chercher à protéger de l’eau son instrument – étonnante attitude de la part d’un musicien professionnel. Si l’habit ne fait pas le moine, du moins fait-il le jongleur.”

[3]  L’édition originale, un album broché édité en 1965, comporte une soixantaine de pages. Elle renferme les deux premières aventures : “Flamme d’Argent” et  “Le Croisé sans nom”. Un second album broché, d’une trentaine de pages, sortira en 1968 : “Le bouclier de lumière”. Ces albums faisaient partie de la collection Jeune Europe des éditions du Lombard.

[4]  Le nom de “Brumevent”  est repris comme terre de chevalerie dans un jeu de rôle médiéval fantastique nommé “Odysseé”.

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