DATE DEC

ADRIENNE

 ” Je t’adresse cette longue lettre en suppliant de bien vouloir la lire entièrement, même si la lecture en est fastidieuse et te fatigue, même si son contenu t’ennuie ou t’irrite.
Mon plus cher désir en ce moment,, mon unique désir est que tu en prennes connaissance.
Promets moi de le faire et je partirai.
Tout à toi,
Paul ”

 

Prélude au plaidoyer pour mon amour  [1]

Retranscrit d’une note écrite la nuit du 31 août au 1er septembre.

” Dernière nuit au campement. Dernière nuit à la mer…

Non le sommeil ne viendra pas tant que ne s’apaisera le tumulte de mes pensées. Elles sont arides et toutes se perdent dans l’infini sans écho. Non, ce soir aucune de mes pensées douces ne m’est plus permise où me complaire et m’endormir ; non cette nuit, je ne pourrai pas dormir…

Je me glisse dehors, furtivement et m’arrête ébloui par l’ample et froide clarté de la lune. La luminosité est telle qu’il me serait aisé de prendre quelques croquis des tentes et des dunes environnantes.

Sans attendre je m’exécute. Ces croquis je les lui destine, pour réparer un peu – car son tableau elle ne l’aura pas – je le lui avais pourtant promis… Tantôt au crépuscule j’avais essayé de peindre mais dans ma hâte de capter les derniers rayons du jour je n’ai pu achever qu’une ébauche indigne d’elle. Dans le sable je l’ai frottée rageusement. Trop tard, son tableau ne sera jamais fait ! Ah ! Qu’il est lourd le poids de l’irrémédiable !…

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Adrienne, La Panne août 1947

Est-ce que la lune qui me plaque ce grand froid dans le dos ? Le sable glacé qui me paralyse la main ? Oui, cette nuit tout m’est hostile. Qu’il est triste aujourd’hui le grand clair de lune et qu’elles évoquent bien, ces dunes pâles, les grandes solitudes. Mais plus triste est mon âme, plus désespérément triste et la solitude de mon cœur est la plus désolée.

Ah ! Je ne sais pourquoi mon cœur a tant de peine…  ”

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Jeudi 11 septembre (1947)

« Je sais pourquoi mon cœur a tant de peine »

Plaidoyer pour mon amour écrit dans la connaissance de la dure vérité.

Il est 11 heures. Je termine une planche de Corentin. Maman vient me chercher car les jeunes filles Vanderborght de Tournai, que Raphaël et moi connaissons, sont venues nous dire bonjour. Mes poches sont bourrées de papiers et gonflent sans élégance. Je me hâte de les vider tout en inspectant machinalement leur contenu. J’y remarque la présence insolite d’une feuille de papier couverte de l’écriture de Jean [2] .

Malgré moi, mes yeux tombent sur ces mots : « ma chère petite Adrienne »

Rien au monde ne pouvait m’empêcher de lire ce brouillon de lettre et j’ai lu et j’ai su ce que je soupçonnais mais que je m’obstinais malgré tout à ne pas admettre. Enfin, je sais que vous vous aimez, Jean et toi, que toi Adrienne… Non, l’annonce du verdict fatal aux condamnés à mort leur est moins atroce que ne le fut pour moi cette brusque révélation. A maman qui m’enjoignait de descendre, je répondis brutalement qu’elle me laissât sans ajouter une parole sans quoi je cassais tout. Vit- elle mes traits décomposés ? Elle referma la porte et partit Je me délectai du venin et buvais à grand coup le mortel poison.

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Paul et Adrienne, La Panne 1947

J’étais pris d’un tremblement nerveux immaîtrisable ; pas un muscle de mon visage qui ne tressaillit et la feuille tremblait sous mes doigts fébriles, les pulsations de mon cœur, effroyablement déréglées et d’une extrême violence m’assourdissait et me secouait tout entier. Chaque phrase fut relue dix fois et chaque mot m’enfonçait un nouveau poignard dans la poitrine.

Je descendis bientôt saluer nos visiteuses mais dû m’esquiver au bout de cinq minutes, incapable de dissimuler plus longtemps mon ébranlement nerveux que trahissaient ma voix et mes gestes saccadés. J’ai pris du papier, un crayon et me suis enfui dans les bois pour m’isoler, pour t’écrire, pour te crier ma peine atroce, pour étaler à tes yeux la grande meurtrissure de tout mon être.

Tout, je te dirai tout, ce que personne ne sais, que personne jamais ne saura ce que naïvement je me réservais de t’avouer le jour illusoire où tu m’aurais aimé. Ce jour, j’avais cru en lui. Patiemment j’en supportais l’attente. J’étais intimement convaincu qu’il viendrait, tôt ou tard, indépendamment de ma volonté. Il ne fallait pas forcer les choses et je me taisais car j’avais confiance dans l’avenir.

Mais aujourd’hui que tout est en péril, que mon amour est menacé, je ne saurais me taire plus longtemps. Il y a trop d’amertume en moi, je ne puis pas ne jamais rien dire, je ne suis pas un héros. Comme on aime témoigner sa reconnaissance à celui qui nous procure un plaisir, ainsi on ne peut s’empêcher de dévoiler sa souffrance à celui qui en est la cause. Sache donc combien tu me fais souffrir ! Puisses-tu ne jamais connaître le désespoir Adrienne. J’avais cru l’éprouver quand Sammy est mort. Ce n’en était encore qu’un pâle reflet. Maintenant, j’en suis pénétré jusqu’à la moelle et je me sens si misérable.

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Toi, mon petit, toi que j’appelais par les mots les plus tendres, je te perds pour t’avoir trop aimée, aimée comme tu ne le seras jamais plus, non, ce n’est pas possible qu’on aimât davantage… T’en souvient-il de cette après-midi quand je t’ai fait pleurer. Oh ! bien involontairement sans même me douter que j’en étais l’unique cause. Mais quand j’ai su, j’ai compris pour la première fois combien je t’aimais, que tu n’exerçais plus sur moi une simple attirance. Je me sentais tout à la fois extrêmement malheureux de t’avoir peinée et rempli d’allégresse à la pensée que si tu avais pris à cœur mes railleries, ce pouvait être un signe que je ne t’étais pas tout à fait indifférent.

Oh ! Les doux moments quand je passais alternativement de la détresse à la joie la plus exquise selon que je pensais à ta peine et que je m’étais aliéné ton amour naissant ou que celui-ci allait peut-être survivre et s’amplifier. Etrange mélange de sentiments contraires : espoir et désespoir, tristesse et joie  Je me surprenais parfois à me féliciter de cette involontaire méchanceté, comme on peut dire du péché originel qu’il fut l’heureuse faute.

C’est durant cette troublante période que j’ai composé (oh ! le grand mot pour si peu de chose) une naïve petite chanson dont je ne sais pas lequel est le plus ridicule, de la musique ou des paroles. Mais elle était tout imprégnée d’une indicible tristesse qui traduisait avec vérité mon état d’âme et pour cela elle m’a plu infiniment.

La voici donc puisque tu dois tout savoir.

« Toi qui étais mienne
Je t’ai fait de la peine,
Beaucoup de peine, ma petite Adrienne.
Oh ! malheureux petit cœur tout meurtri,
Entre nous deux, tout est donc bien fini.

Toi qui es si douce
Blonde fleur des campagnes
Ne me repousse
Oh ! De moi ne t’éloigne…. »

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Et quand l’obscurité envahissait ma chambre je ne me lassais pas de la jouer au piano, sur tous les tons bien doucement oh ! Si doucement pour que je sois le seul à l’entendre. Et depuis lors pas un jour je n’ai omis de me chanter ma petite chanson triste qui en ce moment précis me trotte encore en tête et semble ne plus vouloir me quitter.

Que deviendras-tu petite chanson bien douce ? Un nouvel instrument de torture ?

Et toi aussi, Adrienne, à qui je songe jour et nuit depuis des mois et qu’un rien me rappelle à l’esprit avec chaque fois un léger choc au cœur : le klaxon de l’Oldsmobile, un pas de jeune fille dans la rue, la cime des arbres de ta prairie que j’aperçois de ma fenêtre, tes chevaux qui vont aux champs.

La simple évocation de ton nom adoré qui me faisait doucement tressaillir ne pourra- t- elle plus qu’envenimer mes blessures ?

[3]

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Jean au campement, La Panne 1947

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[1] Extrait de la lettre de Paul du 11 septembre 1947, 39 pages manuscrites reliées sous la forme d’un petit livret.

[2] Jean est le frère cadet de Paul. Paul et Jean entourent leur maman sur la photo de famille. Jean épousera Adrienne le 14 avril 1950.

[3] Fin de la page 7.