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MARTINE

New-York 1990. Je ne me souviens plus du jour ou de l’année, vivant aux Etats-Unis depuis 1981. Ce dont je me souviens, c’est de l’instant. J’ai toujours gardé un de ces petits filtres Melita que l’on pose sur la tasse et j’avais décidé de me faire une tasse de café ainsi, le trouvant meilleur. L’équivalent de l’ancienne tasse à café filtre en argent d’antan. Le geste de faire un café ainsi me rappelait mes jours bohèmes de hippie à Bruxelles où j’étais sans un sou, ou presque, vivant de petits boulots, et assez libre. Au moment de verser l’eau dans le filtre, je vois Paul Cuvelier faire le café dans le même filtre Melita avant notre session. Je me suis dit: “C’est la Madeleine de Proust.” En effet, en un instant, je me suis retrouvée en 1973, à l’époque où j’étais modèle pour Cuvelier.

Ce souvenir m’a touchée et je me suis souvenue avec tendresse de cette période courte mais heureuse où j’allais poser dans son atelier situé près de la rue de la Paix. Je revoyais son atelier, le quartier fort vivant avec ses magasins de nourriture, le boulanger, le pâtissier et salon de thé, le poissonnier, le volailler, les cafés et les petits restos, et la librairie Hankard qui avait un rayon bien achalandé en littérature ésotérique. C’est ainsi qu’avec ma tasse de café tous les souvenirs de Paul sont remontés à la surface en un instant.

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Martine

En automne 1969, j’avais 16 ans et demi. J’avais un petit ami dont le petit frère était fou de BD. J’imagine que lors d’un salon BD, il rencontre Cuvelier qui cherchait des modèles. Je ne sais pas vraiment comment le job est arrivé, mais le grand frère et petit ami n’avait pas l’air inquiété ou jaloux que je devienne modèle pour le papa de Corentin. Je me présente chez lui, Rue Zinner, je crois, près du Parc Royal, où il partageait l’appartement avec un autre artiste. On commence les séances, avec autorisation de mes parents et je pose sur un divan en soutien et slip car mon âge m’interdisait de dévoiler les secrets érotiques de mon corps. Mon beau-père était assez conventionnel, mais ma mère était plus libérale sur ce sujet que lui.

L’appartement au caractère haussmannien avec ses hauts plafonds, ses beaux parquets et ses pièces aux proportions harmonieuses et la musique classique me faisait voyager dans un autre temps. J’ai toujours aimé l’histoire, c’était une ambiance parfaite pour moi la rêveuse. J’étais assez timide et très impressionnée par son monde intérieur.

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J’admirais ses talents de dessinateur. Ayant passé mon enfance à lire des BD belges en France, la lecture des BD était un de mes liens avec ma Belgique natale, mais je n’avais jamais lu Corentin. Tintin et Blake et Mortimer étaient les albums lus et relus. Je préférais le dessin de Jacob à la ligne claire et précise à celui d’Hergé. Enfant, j’admirais les décors exotiques chez Hergé et les voyages de Tintin dans le monde et j’adorais l’atmosphère anglaise chez Jacob. Je passais des heures à regarder les détails des décors, des costumes et des inscriptions en langues étrangères.

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Lors d’une pause, il me montre des dias de femmes nues ensemble, des Amazones je crois. Peut-être dus à ma naïveté et à mon âge avais-je mal compris, mais à l’époque, j’ai cru qu’il avait dessiné sur les diapositives mêmes (avec le recul, je me suis trompée). En rentrant à la maison, lors du dîner, j’avais expliqué à quel point Cuvelier était doué, de pouvoir ainsi dessiner deux femmes nues sur une si petite dia!

La suite ne fut pas ce à quoi je m’attendais. Mon beau-père, homme très gentil, mais élevé chez les jésuites, éclata dans une colère furieuse et allait appeler la police pour débauche de mineur!

Lui: ” Montrer des lesbiennes! Je t’interdis de remettre les pieds chez ce cochon!” (ou autre mot du genre).

Moi, abasourdie par sa réaction: “Pas de problème, je téléphone et j’annule!” Je me sentais idiote, et surprise du tour qu’avait pris cette conversation et ne voulais causer aucun problème à Cuvelier. C’était la première phase.

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Vers Catalogue

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En 1973, j’avais 20 ans et je cherchais du travail. Une copine était modèle pour un atelier de peintres amateurs (en reparlerai plus tard) et j’ai repensé à Paul. Je suis allée Rue Zinner voir l’autre artiste qui m’a donné l’adresse ou le téléphone de Paul.

Quand je l’ai contacté, il a été surpris de me retrouver. Je lui ai demandé s’il avait besoin de modèles. Si, si …. Et j’ai recommencé à poser pour lui, cette fois, nue, et sans le divan. Son nouvel appartement, rue Bouré, près de la rue de la Paix était divisé en deux appartements, sur deux étages, l’atelier à l’étage inférieur. La radio classique jouait à l’arrière et en arrivant pour la séance de 11h, midi, il n’était jamais prêt à travailler. Je trouvais Paul dans une des cuisines en train de sculpter à la lime un de ses petits plâtres, toujours des femmes nues ou bien en train de faire un café avec le filtre Melita pour une tasse. D’où la pensée pour lui quand je fais un café comme cela! Souvent il me demandait d’aller chercher du pain ou du café rue de la Paix et de sortir sa chienne Nana en même temps. Je venais poser avec ma chienne qui m’accompagnait partout et prenais les deux chiennes ensemble. On ne commençait jamais à l’heure, au début cela m’énervait. Par la suite, je me suis adaptée à son horaire. Venir à 11 h voulait dire commencer deux heures plus tard.

On commençait vers les 13 h je crois. En hiver, l’atelier était très chaud, important quand on pause nu. Moi je n’aimais pas mon corps, trop courte sur pattes, mais par contre étais fière de mes seins. Je ne devais pas bouger d’un centimètre, il avait l’œil et voyait tout de suite si je bougeais. Parfois il se levait de sa chaise et venait réajuster une partie de mon corps. Ne pas bouger. C’était son seul côté strict si j’ose dire. Parfois il avait besoin de faire une partie de corps. J’ai besoin d’une épaule, ou d’une hanche, il venait la placer comme il le voulait, comme si j’étais un de ces mannequins en bois. Nous parlions. Ne pas bouger. C’était comme une espèce de méditation physique où l’on est forcé de prendre conscience de chaque partie de son corps. Cela demande une certaine pratique.

Il y avait des planches de Corentin qui étaient sur la table de dessinateur, contre le mur près de la fenêtre. Elles étaient à l’encre. Il n’aimait pas faire ses planches et remettait toujours cette tâche à la dernière minute. Elles devaient être faites pour la publication un certain jour pour être prêtes à donner à la coloriste. Nous en parlions, et je lui disais que je trouvais les dessins très beaux, très raffinés. J’ai toujours aimé les dessins à l’encre. Mais lui, il voyait cela comme une corvée obligatoire pour son gagne-pain. La seule chose qu’il voulait dessiner ou peindre c’était du nu, des femmes. Sur les murs, il y avait de grands croquis de femmes très belles.

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Paul Cuvelier dans son atelier, rue Bouré à Ixelles, en 1975. (Photo de Daniel Baise)

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(Photo de Daniel Baise)

(Photo de Daniel Baise)

Quand j’allais le voir, nous étions toujours seuls. Je ne me souviens pas d’avoir rencontré des gens (peut-être une fois ou deux seulement brièvement). Il s’est développé une relation amicale et particulière (pour moi en tout cas) entre nous et nous allions dîner parfois au restaurant. Cuvelier avait 50 ans, et lorsque l’on discutait j’aimais beaucoup nos échanges. Je le trouvais intelligent, fin, sensible et rebelle. Cela me plaisait. J’avais l’impression qu’il m’aimait bien et il s’inquiétait à mon sujet, de la vie bohème que je menais. Mais il était assez réservé dans son comportement en général.

Je me sentais en sécurité dans son atelier, comme dans un espèce de cocon, un peu hors du temps. Je ne parlais de lui à personne. Je crois que l’aventure de mes 16 ans m’avait appris quelque chose et que je voulais “protéger” notre relation. Je ne voulais pas parler de la vie de Cuvelier aux amis de l’époque. Et j’ai ainsi gardé mon secret. Par la suite, j’étais modèle le dimanche matin chez un gars qui avait formé un atelier pour “peintres du dimanche” et ils dessinaient comme des … peintres du dimanche. Et je lui disais que poser pour ces peintres-là étaient une expérience tout à fait différente et ennuyeuse. Avec Paul, les heures étaient irrégulières, mais j’appréciais sa compagnie, le temps passé ensemble et son immense talent. Quand il partait faire du ski (sans bâtons, à 50 ans !) je gardais sa chienne Nana chez moi.

A 22 ans, j’ai trouvé du travail comme serveuse en restaurant et j’ai dû arrêter. J’étais triste de ne plus pouvoir poser pour Paul mais il fallait bien gagner sa vie. J’ai toujours gardé un souvenir particulier, tendre et nostalgique de la relation qui s’était formée durant cette période avec lui.

Martine née Richard

Long Island, New York

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